Alain Decaux : "Mario Soares, ma patrie, c'est ma langue"
C'est le 16 octobre 2001 qu'Alain Decaux fait son discours d'entrée à l'Académie Française. Il cite Mario Soares, président du Portugal issu de la révolution des oeillets, qui avait dit "ma patrie, c'est ma langue". Alain Decaux se plaît également à citer l'ancien ministre Hubert Védrine qui nous fait prendre conscience que la langue est un sujet identitaire vital, c'est notre disque dur ! Alain Decaux lance un cri d'alarme sur le déclin constaté du français. Voici le texte de son intervention :
Ce cri d'alarme, chargé de détresse et parfois de colère, nous l'entendons chaque jour et partout : le français perd sa place dans le monde ! Le français est en déclin !
Est-ce une vue de l'esprit ? Les principales associations de défense et de promotion du français, réunies en mai dernier, ont dressé un bilan qui est un réquisitoire : l'anglo-américain gagne du terrain dans l'économie, la publicité, la recherche, les services publics, l'armée, l'enseignement, les institutions internationales. (...)
Si la situation se dessine aussi sombre, le XXIe siècle pourra-t-il - ou non - proposer des solutions pour inverser le mouvement que l'on dénonce ? Il y a quelques années, Mario Soares, président de la République portugaise, déclara : "Ma patrie, c'est ma langue." Ces mots m'ont touché au vif. Qui souhaiterait que l'on mît à mal sa patrie ? J'ai éprouvé le même sentiment, cette fois nuancé d'un sourire, quand Hubert Védrine, notre ministre des affaires étrangères, interpellé à propos des mêmes dangers, a répondu : "La langue, c'est un sujet identitaire vital, c'est notre disque dur."
Sans s'être donné la main, l'un et l'autre nous ont rappelés à notre devoir.
Jusqu'à une époque relativement récente, le français est resté la langue diplomatique, et la communauté internationale s'en est enchantée. En 1905, le traité de paix russo-japonais fut rédigé en français. Tant il est vrai que notre langue, par sa clarté, par sa précision, apparaissait tel un instrument unique. L'abandon de cette tradition universelle est malheureusement le fait d'un Français, et l'un des plus grands : Georges Clemenceau. Il a voulu, pour rendre hommage à nos alliés britanniques et américains, que le traité de Versailles fût rédigé en français et en anglais. Ce premier abandon peut être considéré comme étant à l'origine de beaucoup d'autres.
Que les conseils d'administration de firmes françaises, dont les membres sont tous français, siègent en n'utilisant que l'anglais ne peut se soutenir par aucun argument. Que la correspondance d'entreprises françaises soit rédigée exclusivement en anglais ne s'explique pas davantage. Que des congrès ou colloques, réunissant essentiellement des Français, se tiennent en anglais sur notre territoire choque même des étrangers.
Je sais bien, au moins en matière scientifique, que des arguments peuvent être présentés. J'entends encore le professeur Hamburger, qui fut mon ami, me confier, navré : "Pendant les trois quarts de ma carrière, je me suis exprimé en français dans les congrès. J'ai tenu le plus longtemps possible. Quand j'ai constaté, dès ma première phrase, que la salle se vidait aux trois quarts, je me suis résigné. Si je prenais la parole, c'était pour exposer le résultat des recherches menées en France. Fallait-il qu'elles passent inaperçues ou restent ignorées ?"
Ce problème sera-t-il résolu au XXIe siècle ? On voit les machines à traduire accomplir de tels progrès qu'on peut l'espérer. En sera-t-il de même de la place du français dans les organisations internationales ? Le français est une des langues de travail de l'ONU mais 90 % des documents y sont rédigés en anglais. Dans le cadre des institutions européennes, si l'anglais et le français gardent la priorité, l'usage de l'anglais l'emporte si généralement que les représentants français avouent être obligés de s'y rallier. Comment, face à un tel tableau, espérer remonter la pente sur laquelle nous nous sommes laissés glisser ?
Le français se trouvera-t-il un jour dans la situation de ces langues indiennes d'Amérique dont Chateaubriand disait que seuls les vieux perroquets de l'Orénoque en avaient gardé le souvenir ?
Je n'hésite pas à l'affirmer : j'attends beaucoup du XXIe siècle.
Ce qui pourra sauvegarder la langue française, c'est paradoxalement l'uniformisation de la langue anglaise. Car le langage si pratique que l'on utilise déjà partout dans le monde est de moins en moins de l'anglais. C'est une langue nouvelle, née de l'anglo-américain, dont les racines sont anglaises, mais qui foisonne de néologismes, d'approximations, de déformations. Ce n'est plus une langue de culture. Les langues et les cultures sont inséparables. Nos petits-enfants devront parler l'anglo-américain, devenu l'espéranto de notre siècle, car leur réussite éventuelle en dépend. Mais il leur faudra, s'ils veulent connaître Shakespeare, Wilde ou Joyce, revenir à la langue anglaise dans ce qu'elle recèle de richesse, de beauté et de dons créatifs. Chacun, en Europe, devra défendre sa langue, y compris les Britanniques.
Il faut relire Claude Hagège qui estime que les 5 000 langues parlées dans le monde ne seront bientôt plus que 500 et qu'elles sont déjà potentiellement menacées, voire condamnées, par la mondialisation. Face à l'anglo-américain, ajoute-t-il, "il faut réagir sans complexe".
Voilà ce que nous demandons au XXIe siècle : réagir. Et d'abord par un retour à la pureté du français. Il s'est beaucoup abîmé au cours des dernières années du XXe. Retrouvons l'usage de ce que nos instituteurs appelaient le "bon français". Débarrassons-le des scories accumulées et de ce charabia que nous devons malheureusement à certains pédagogues. Confirmons en même temps sa mobilité : une langue immobile est une langue qui agonise.
Ce qui doit nous frapper, c'est que la nôtre s'enrichit dans des proportions jamais constatées jusqu'ici. La 8e édition du Dictionnaire de l'Académie française, parue avant la seconde guerre mondiale, comportait 32 000 mots. Celle qui s'achèvera au XXIe siècle en comportera 55 000. Plus de 20 000 mots nouveaux en soixante-quinze ans !
Ce que nous imposera le XXIe siècle, c'est l'intégration de verbes, de substantifs et d'adjectifs nés du nouvel argot : le verlan. Ainsi trouve-t-on déjà, dans le Petit Robert comme le Petit Larousse, le mot "ripou", verlan de pourri. Un film, Les Ripoux, l'a popularisé. En lui accordant le x au pluriel, les producteurs l'ont introduit dans l'inoubliable série : bijou, chou, genou...
Ainsi en sera-t-il des mots "beur" et "meuf" auxquels, d'ores et déjà, les lexicographes ont accordé le droit de cité. L'argot d'autrefois était un code secret, celui du milieu. L'argot d'aujourd'hui, véhiculé par la toute-puis- sance des médias, s'impose bien au-delà des banlieues et l'attraction qu'il exerce sur les milieux scolaires de toutes classes sociales, ne fera que confirmer, au XXIe siècle, la force grandissante du langage parlé. Il sera vain de vouloir le combattre car le langage parlé est celui qui, depuis les origines, a précédé le langage écrit.
On doit penser aussi que le XXIe siècle verra s'accélérer un certain nombre de tendances déjà fortement esquissées à la fin du XXe. Nous allons de plus en plus accentuer le e muet, jusques et y compris quand il n'existe pas : chaque jour, nous entendons déjà parler du "matcheux" qui oppose telle ou telle équipe. Les liaisons, déjà en perdition, risquent de se réduire à rien. L'imparfait du subjonctif, fort menacé depuis longtemps, et plus encore le plus-que-parfait vont disparaître du français parlé et, à terme, du français écrit.
Simples constats, en vérité. Il faut que, dans nos écoles, nos collèges, nos lycées, le XXIe siècle revienne à la lecture des grands textes que l'on a abandonnée au profit d'une analyse souvent stérile. Car c'est en eux que repose l'espérance d'un français remis sur les rails. L'image de la France qui a fasciné des millions d'étrangers, n'est-ce pas à travers nos auteurs qu'ils l'ont découverte ? Dans la salle commune d'une petite ferme de Roumanie, j'ai vu un exemplaire des Misérables - en français. Et Hugo lui-même a eu raison de dire, à propos d'Alexandre Dumas, bientôt panthéonisé, qu'il émanait de son œuvre - la plus lue dans le monde - "cette sorte de lumière qui est celle de la France". Il aurait pu le dire de bien d'autres.
Ce capital, nous devons le gérer. Il va de Ronsard à Prévert en passant par Marcel Proust. C'est par leur patrimoine aussi que se défendront les langues de Gœthe, de Dante, de Cervantès - et de Shakespeare. Je rêve d'une grande alliance entre tous nos vieux pays qui s'uniront pour défendre la vraie richesse de l'Europe : la seule qui puisse répondre à l'anglais d'aéroport. Il faudra que nos pouvoirs publics s'en convainquent avant d'en convaincre les autres. Ce ne sera pas facile.
Ce qui le serait davantage, c'est de multiplier le nombre de bourses offertes aux jeunes étrangers qui souhaitent étudier dans nos universités ou même effectuer des stages dans nos entreprises. Ce genre de "placement" - j'affirme que c'en est un - fera de l'étudiant formé dans la matière qu'il aura choisie, et rentré dans son pays, un ambassadeur de la langue française pendant plusieurs décennies.
Il faudra aussi que l'on se mette dans la tête que nous disposons d'un atout que n'ont pas les autres et que l'on est en train, tranquillement, insidieusement, d'oublier. Comment a-t-on pu en arriver là ? Cet atout, c'est la francophonie. (...)
Or nous savons que le niveau de l'enseignement du français, dans plusieurs pays francophones, ne cesse de baisser. J'admire les multiples projets que la francophonie met en route. Quel sens prendront-ils si, peu à peu, dans les pays concernés et faute d'enseignants formés, le français se délite ? (...)
Il faut que l'on comprenne que la survie du français n'est pas seulement un sujet de colloque où se côtoient quelques linguistes et quelques acharnés. Il faut l'élever au rang de cause nationale. Parce que l'image de la France est en jeu et, au-delà, son rayonnement, son prestige, sa place dans le monde. (...)
par Alain Decaux, de l'Académie française.