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OUI LES LANGUES
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  • Faire "Halte au tout-en-anglais". Rappeler aux Français leur devoir de défendre partout la francophonie. Sensibiliser les décideurs européens politiques, économiques, sociaux au plurilinguisme sans céder à la facilité et à la fatalité du tout-en-anglais.
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6 septembre 2018

Julia Kristeva : Homo Europaeus, le multilinguisme pour une nouvelle identité européenne

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La philosophe loue le plurilinguisme européen et analyse les défis qui guettent les 28. L’Europe est une entité politique qui parle plus de langues qu’elle ne comporte de pays. Ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle. Il faut le sauvegarder, le respecter – et avec lui les caractères nationaux –, mais aussi l’échanger, le mélanger, le croiser. Cette nouveauté mérite réflexion.

La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier le bilinguisme du globish english. Est-ce possible ? Tout prouverait le contraire aujourd’hui. Pourtant, une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel, trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ?

L’espace plurilinguistique de l’Europe appelle plus que jamais les Français à devenir polyglottes, pour connaître la diversité du monde et pour porter à la connaissance de l’Europe et du monde ce qu’ils ont de spécifique. Ce que je dis du français est évidemment valable pour les autres langues de la polyphonie européenne à 28. C’est en passant par la langue des autres qu’il sera possible d’éveiller une nouvelle passion pour chaque langue (le bulgare, le suédois, le danois, le portugais…). Celle-ci sera reçue alors non comme une étoile filante, folklore nostalgique ou vestige académique, mais comme l’indice majeur d’une diversité résurgente.

Les nations européennes attendent l’Europe, et l’Europe a besoin de cultures nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une diversité culturelle nationale est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal. L’Europe « fédérale » ainsi comprise - et aucune autre entité étatique supranationale - pourrait jouer alors un rôle important dans la recherche de nouveaux équilibres mondiaux.

L’Europe est loin d’être homogène et unie. D’abord, il est impératif que la « Vieille Europe », et la France en particulier, prennent vraiment au sérieux les difficultés économiques et existentielles de la « Nouvelle Europe ». Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout particulièrement religieuses, qui déchirent les pays européens à l’intérieur d’eux-mêmes et qui les séparent entre eux. Il est urgent d’apprendre à mieux respecter ces différences (je pense à l’Europe orthodoxe et musulmane, au malaise persistant des Balkans, à la détresse de la Grèce dans la crise financière).

Besoin de croire, désir de savoir : Parmi les multiples causes qui conduisent aux malaises actuels, il en est un que les politiques passent souvent sous silence : il s’agit du déni qui pèse sur ce que j’appellerais un « besoin de croire » pré-religieux et pré-politique universel, inhérent aux êtres parlants que nous sommes, et qui s’exprime comme une « maladie d’idéalité » spécifique à l’adolescent (qu’il soit de souche ou d’origine immigrante).

Contrairement à l’enfant curieux et joueur, en quête de plaisir et qui cherche d’ « où il vient », l’adolescent est moins un chercheur qu’un croyant : il a besoin de croire à des idéaux pour dépasser ses parents, s’en séparer et se dépasser lui-même (j’ai nommé l’adolescent troubadour, croisé, romantique, révolutionnaire, tiers-mondiste, extrémiste, intégriste). Mais la déception conduit ce malade d’idéalité à la destruction et à l’autodestruction, par dessous ou à travers l’exaltation : toxicomanie, anorexie, vandalisme, d’un côté, et ruée vers les dogmes extrémistes fondamentalistes de l’autre. Idéalisme et nihilisme : ivre d’aucune valeur et martyr de l’absolu paradisiaque se côtoient dans cette maladie d’idéalité, inhérente à toute adolescence, et qui explose dans certaines conditions chez les plus fragiles. On en connaît la figure récente présentée par les médias : la cohabitation entre trafic mafieux et exaltation djihadiste qui sévit aujourd’hui à nos portes, en Afrique, en Syrie. Si une « maladie d’idéalité » secoue la jeunesse, et avec elle le monde, l’Europe pourrait-elle proposer un remède ? De quel idéal est-elle porteuse ? Le traitement religieux du mal être, de l’angoisse et de la révolte se trouve lui-même inopérant, inapte à assurer l’aspiration paradisiaque de ce croyant paradoxal, nihiliste, qu’est l’adolescent désintégré, désocialisé dans l’impitoyable migration mondialisée. À moins que ce fanatique que nous rejetons, indignés, ne nous menace de l’intérieur. C’est l’image que donnent certains aspects de la « révolution de jasmin », déclenchée par une jeunesse avide de liberté, d’idéaux émancipateurs et de reconnaissance de sa dignité singulière. Mais qu’un autre besoin de croire, fanatique, est en train d’étouffer.

L’Europe se trouve devant un défi historique. Est-elle capable d’affronter cette crise de la croyance que le couvercle de la religion ne retient plus ? Le terrible chaos lié à la destruction de la capacité de penser et de s’associer, que le tandem nihilisme-fanatisme installe dans diverses parties du monde, touche au fondement même du lien entre les humains. C’est la conception de l’humain forgée au carrefour grec-juif-chrétien avec sa greffe musulmane, cette inquiétude d’universalité singulière et partageable, qui semble menacée. L’angoisse qui fige l’Europe en ces temps décisifs exprime l’incertitude devant cet enjeu. Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens, juridiques et sécuritaires comme économiques, sans oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes, pour accompagner avec la délicatesse de l’écoute nécessaire, avec une éducation adaptée et avec la générosité qui s’impose, cette poignante maladie d’idéalité qui déferle sur nous et qu’expriment, en Europe même, les adolescents des zones de non droit de manière dramatique, et pas seulement eux ?

Au carrefour du christianisme (catholique, protestant, orthodoxe), du judaïsme et de l’islam, L’Europe est appelée à établir des passerelles entre les trois monothéismes – à commencer par des rencontres et des interprétations réciproques, mais aussi et surtout par des élucidations et transvaluations inspirées par les sciences humaines. Plus encore, constituée depuis deux siècles comme la pointe avancée de la sécularisation, l’Europe est le lieu par excellence qui pourrait et devrait élucider le besoin de croire. Mais les Lumières, dans leur précipitation à combattre l’obscurantisme, en ont négligé et sous-estimé la puissance.

 Une culture des droits des femmes : Depuis les Lumières jusqu’aux suffragettes, en passant par Marie Curie, Rosa Luxembourg, Simone de Beauvoir et Simone Weil, l’émancipation des femmes par la créativité et par la lutte pour les droits politiques, économiques et sociaux, qui se poursuit aujourd’hui, offre un terrain fédérateur aux diversités nationales, religieuses et politiques des citoyennes européennes. Ce trait distinctif de la culture européenne est aussi une inspiration et un soutien aux femmes du monde entier, dans leur aspiration à la culture et à l’émancipation. Récemment, le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes a été décerné à la jeune pakistanaise Malala Yousafzai, gravement blessée par les talibans parce qu’elle réclamait dans son blog le droit des jeunes filles à l’éducation. Contre la déclinologie ambiante, face aux deux monstres que sont le verrouillage du politique par l’économie et par la finance, et l’autodestruction écologique, en train de mettre KO la globalisation, l’espace culturel européen pourrait être une réponse audacieuse. Peut-être la seule qui prend au sérieux la complexité de la condition humaine dans son ensemble, les leçons de sa mémoire et les risques de ses libertés.

Pour mettre en évidence les caractères, l’histoire, les difficultés et les potentialités de la culture européenne, imaginons quelques initiatives concrètes : organiser à Paris un Forum européen sur le thème « Il existe une culture européenne », avec la participation d’intellectuels écrivains et artistes éminents des 28 pays européens et représentant ce kaléidoscope linguistique, culturel, religieux. Il s’agirait de penser l’histoire et l’actualité de cet ensemble pluriel et problématique qu’est l’UE, de les mettre en question et d’en dégager l’originalité, les vulnérabilités et les avantages. Ce Forum conduirait à la création d’une Académie ou d’un Collège des cultures européennes[1], voire d’une Fédération des cultures européennes, qui serait le tremplin et le précurseur de la Fédération politique. Le multilinguisme sera, dans l’intimité de ceux qui l’habitent, un acteur majeur de ce rêve.

Julia Kristeva, lors de la rencontre internationale « Europe ou le chaos », à Paris, le 28/01/2013.

 

 

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